Dans les pas de l’abîme : La légende de Lazarus Lake
Publié le vendredi 30 mai 2025 à 10h36min
Derrière une barbe hirsute, un regard malicieux et une cigarette toujours allumée, Gary Cantrell, alias Lazarus Lake, règne en maître sur les épreuves les plus absurdes, brutales et philosophiques du monde de l’ultra-endurance. Créateur du Barkley Marathon et figure culte de la course à pied underground, il incarne à lui seul une forme de contre-culture où la souffrance devient révélation. Voici le portrait d’un homme qui a transformé la forêt du Tennessee en labyrinthe de l’âme humaine.
Naissance d’un esprit libre
Il y a des hommes qu’on reconnaît à leur démarche, d’autres à leur voix. Gary Cantrell, lui, est de ceux qu’on reconnaît à leur silence. Un silence bourru, ponctué de sarcasmes, capable de condenser en quelques mots l’absurdité du monde moderne. Né en 1954 dans l’Amérique profonde, cet enfant de l’État du Tennessee ne grandit pas dans l’opulence ni dans la lumière. Loin des stades, des sponsors et des caméras, il se forge dans les sentiers, les routes de terre et les paysages oubliés. Mais ce n’est pas le sport qui le façonne : c’est la solitude. Ce n’est pas la gloire qu’il cherche : c’est la vérité. Dès l’adolescence, il court. Pas pour fuir, mais pour explorer. Et peu à peu, une idée étrange germe : et si courir n’était pas un moyen d’atteindre un objectif, mais une fin en soi ? Une errance voulue, une façon de se perdre pour se retrouver ?
La naissance de Lazarus : du coureur à l’architecte du chaos
Il serait trop simple de dire que Gary Cantrell a inventé une course. Il a inventé un mythe. En 1986, inspiré par l’évasion ratée de James Earl Ray, l’assassin de Martin Luther King, qui n’avait parcouru que 13 kilomètres en 55 heures dans les bois escarpés du Tennessee, Cantrell ricane. « Moi, j’en ferais au moins cent ! » Et il le fait. Le Barkley Marathon naît d’une plaisanterie. Mais comme toute plaisanterie bien ficelée, elle révèle un fond abyssal de vérité.
Cantrell devient alors Lazarus Lake, une figure biblique réinventée en maître des lieux, prophète cynique d’une église sans dogme. Le Barkley, ce n’est pas une course, c’est un rite initiatique. Aucun balisage, pas de ravitaillements, des heures d’errance dans des ronces déchiquetantes, une topographie cryptique et des pages de livres déchirées comme preuves de passage. Le mythe grandit à mesure que les coureurs échouent. Sur plus de trente éditions, moins de vingt finishers. L’échec devient la norme. L’humiliation, une leçon. Le Barkley ne pardonne rien, parce qu’il n’a rien à prouver. C’est un miroir. Ce que l’on y voit dépend de ce que l’on est venu y chercher.
Mais Lazarus Lake ne s’arrête pas là. Son génie réside dans sa capacité à tordre la logique même de la compétition. Le Backyard Ultra, qu’il invente ensuite, est une boucle de 6,7 kilomètres à répéter chaque heure, jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un. Le concept est simple, implacable, et profondément cruel. Ce n’est plus la distance qui compte, mais la volonté. Ce n’est plus la vitesse, mais l’endurance psychique. Les limites sont redéfinies. Les coureurs tombent comme des dominos, vaincus non par la fatigue, mais par l’idée même de continuer. Et au milieu de ce théâtre de l’absurde, Lazarus, avec son fauteuil pliant et son sourire narquois, observe. Il n’encourage pas. Il ne console pas. Il constate. Comme un entomologiste de l’âme humaine.
Il y a dans chacun de ses événements une esthétique du dépouillement. Pas de médaille clinquante, pas de musique, pas de podium. La récompense, c’est la prise de conscience. En se frottant à l’extrême, l’ego se dissout. Les masques tombent. C’est cela, la leçon de Lazarus : courir n’est pas une affirmation de soi, mais une perte volontaire de contrôle. Et c’est dans cette perte que naît une forme de liberté.
Il faut comprendre que Cantrell n’est pas un sadique. Il n’éprouve pas de plaisir à voir les autres souffrir. Mais il a vu trop de gens fuir la difficulté, la douleur, la solitude. Alors il construit des terrains de vérité, des parcours où le vernis de la modernité craque, où le corps reprend ses droits, où la nature ne se laisse pas domestiquer. Il ne cherche pas à choquer, mais à réveiller. Et il le fait sans crier. Avec une cigarette, un chronomètre et une montre Casio.
L’homme n’est pas un technicien, encore moins un businessman. Il est un poète rustique, un philosophe barbare. Il vit dans une ferme, coupe son propre bois, et reste farouchement indépendant. L’univers qu’il a bâti est à son image : rude, minimaliste, imprévisible. Et c’est précisément cette absence de confort qui attire les âmes les plus obstinées. Courir une course de Lazarus, c’est un pèlerinage. On y va pour se prouver quelque chose, et on en revient changé, ou brisé.
Le dernier oracle d’une humanité en course
Gary Cantrell ne sera jamais une figure consensuelle du sport moderne. Il ne cherche pas à l’être. Il n’a que faire des sponsors, des records chronométrés, des réseaux sociaux. Sa parole est rare, mais elle tombe toujours avec un poids particulier. En refusant les codes, il est devenu culte. En rejetant la gloire, il est devenu légendaire. Il est l’antidote à l’obsession de la performance, le contrepoint au marketing de l’effort.
Lazarus Lake nous rappelle que courir n’est pas qu’un acte physique, mais une aventure intérieure. Une quête d’absolu, une façon de sonder nos ténèbres. Il offre à ceux qui l’osent la possibilité de se perdre, et peut-être, au bout de cette errance, de se trouver.
Quand l’histoire du sport moderne s’écrira, il ne figurera peut-être pas parmi les champions, les médaillés, les records. Mais dans l’ombre, dans les bois, dans les méandres boueux du Frozen Head Park, son nom sera murmuré. Non comme un entraîneur. Non comme un organisateur. Mais comme un passeur. Celui qui, un jour, nous a montré ce qu’il y avait au bout de nos limites.
Voir en ligne : Marathons
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